LA TRADUCTION SELON JEAN DUBUFFET
Les clients des libraires attendent-ils comme moi qu’une œuvre les dépayse, culbute les cadres habituels de la sensibilité, entraîne la pensée à des positions toutes nouvelles ?
(Jean Dubuffet)
Je voudrais vous faire part d’une irritation qui m’a troublée de façon encourageante lors du travail de traduction de „L’Origine rouge“ de Valère Novarina qui, même si le texte est traversé, est loin d’être achevée.
Le travail des traducteurs de Novarina est infini. Du premier mot de „L’Opérette imaginaire“ à la parution , trois ans se sont écoulés. Quand le livre est là, vous l’ouvrez et vous découvrez: ce n’était pas fini, tel passage est raté.
Qui est-ce qui encourage le traducteur solitaire qu’il est quand il s’épuise ?
Ce qui m’a le plus touché dans „Valère Novarina – théâtres du verbe“ , recueil qui rassemble les essays et réflexions de 35 auteurs et artistes, ce sont les lettres que Jean Dubuffet a adressées à la fin de sa vie à Novarina.
Suivant ce fil j’ai découvert „Bâtons rompus“ , un questionnaire fictif que Dubuffet a rédigé sur son travail de peintre. Il y rappelle qu’il avait donné le „nom d’art brut à tout l’ensemble des productions qui ne procèdent pas de l’art culturel“, que ses travaux „ont été encouragés et stimulés par la prise de conscience que (...) par des voies toutes différentes de celles qu’emprunte l’art culturel, il est possible d’obtenir des moyens d’expression plus complets et plus féconds.“
Ces entretiens se sont avérés à moi comme des lunettes pour une lecture renouvelée du théâtre de Valère Novarina.
Comment le traducteur peut-il lui aussi se laisser stimuler par cette riche source de l’art brut (voire par exemple les écrits de Adolf Wölfli ) tel que l’on été le peintre Dubuffet qui écrivait aussi et le dramaturge Novarina qui est aussi peintre ? Demandez Jean Dubuffet :
Créativité du traducteur
„Bâtons rompus“ (dans la réponse à la question 22) :
„C’est vrai que bien souvent c’est des ouvrages ratés, ou volontairement interrompus à un stade de leur exécution, qui m’ont ouvert les yeux sur des modes de figurations inédits que j’ai exploités ensuite délibérément.“
(Plus loin, réponse 25 :)
„On appelle couramment bien dessiner le faire de manière à s’approcher avec exactitude d’une prise de vue photographique et c’est ce qui m’apparaît à moi mal dessiner, ou plutôt ne pas dessiner du tout. A toute production d’art, si humble soit-elle, on demande en tout cas qu’elle soit créative. Un relevé photographique ne l’est aucunement. S’il faut employer la terminologie selon laquelle bien dessiner serait reproduire exactement la vision optique, je dirais alors que l’art ne commence qu’à partir de mal dessiner, que plus mal on dessine et plus on fait apport créatif.“
Je vous propose une relecture dans la perspective de traducteur et je lis : „On appelle couramment bien traduire le faire de manière à s’approcher avec exactitude d’une prise de vue linguistique et c’est ce qui m’apparaît à moi mal traduire, ou plutôt ne pas traduire du tout. A toute production d’art, si humble soit-elle (et laquelle serait plus humble que celle du traducteur !), on demande en tout cas qu’elle soit créative. Un relevé linguistique ne l’est aucunement. S’il faut employer la terminologie selon laquelle bien traduire serait reproduire litéralement la vision linguistique, je dirais alors que l’art ne commence qu’à partir de mal traduire, que plus mal on traduit mal et plus on fait apport créatif.“
Faut-il cet apport créatif là de la part du traducteur ?
C’est à dire : oser mal traduire, oser le raté !
Je l’ai essayé et je vous jure : ça marche.
L’infini, le non-fini de la traduction
(R. 55 :) „Il se peut qu’en donnant à l’ œuvre existence on en perde le meilleur. Elle devient alors le papillon épinglé, qui a cessé de voler, qui a cessé somme toute d‘être papillon. C’est sans doute dans ce sentiment que mes ouvrages me donnent plus de satisfaction quand ils ne sont pas terminés. J’aime à ce qu’ils aient une allure d’ouvrage interrompu, inachevé. C’est la condition pour qu’il me semblent vivants, qu’ils conservent, une fois faits, encore quelque chose du miroitement des œuvres pas encore faites.“
Il est juste de n‘avoir fini jamais, de rester avec l’épingle toujours élevée en l’air.
Le traducteur, un imitateur ? ou même faussaire ?
(Q. 58 :) „Quelle est votre réaction quand vous êtes confronté à des œuvres qui procèdent d’une imitation des vôtres ?“
- Et vous, Monsieur Novarina ? -
Réponse :
„Je ne peux m’empêcher de ressentir émotion à la vue d’un ouvrage qui manifeste que son auteur a aimé les miens. Il y a tous les degrés à l’imitation. (...)“ (R. 59 :) „Ils sont fonction des différents degrés dans l’assimilation qu’a faite l’imitateur des ressorts internes de l’œuvre imitée. Certains imitent la forme extérieure de l’œuvre, son aspect, au lieu que d’autres, qui l’ont pénétré d’avantage, empruntent ses motifs et ses visées, les positions d’esprit qui l’ont animée, pour en délivrer des développements dont l’aspect est finalement différent. C’est déjà mieux.
60
Q. – Il y a aussi le cas des purs et simples faussaires.
R. – Je suis bien convaincu qu’il entre chez les faussaires une part émouvante de profonde adhésion aux œuvres imités. Peut-être sont-ils plus honnêtes en faisant attribution du fruit de leur travail à l’artiste qu’ils ont copié que ne l’est l’imitateur qui signe l’imitation de son propre nom. (...)“
- Devrais-je signer désormais mes traduction du nom de Novarina ? -
„(...) On peut dire à la fin que tout artiste est un faussaire, s’appliquant à faire ce qu’il imagine que ferait un merveulleux artiste qui demeurait à venir et qu’il incarne.“
Mal écrire – mal traduire ?
(R. 78) „C’est le parti du mal-écrire qu’il faudrait résolument prendre, l’écrire « comme un cochon ». C’est là que s’ouvrirait tout un champ de trouvailles.“
Il y a très certainement une vigoureuse part de „mal-écrire“ dans l’œuvre de Valère Novarina. Je vous rappelle qu’aussi en tant que peintre il a réalisé des tableaux qu’il a appelés „vilaines peintures“. Je les ai vus : c’est réussi, elle le sont !
Il faut donc faire face à la question :
Comment bien traduire le „mal-écrire“ ? Ne faut-il pas, par esprit de faissaire fidèle „mal traduire“ ?
Quand à la fidélité, terme qui heureusement n’apparaît que maintenant dans cette intervention, qu’en dit l’auteur Novarina :
„L’amour emporte sur la fidélité!“
Pour un théâtre plus corsé
(R. 101) „ Le statut de spectacle m’apparaît commun au théâtre et à des peintures. Je n’ai pas en vue notre théâtre classique, qui me paraît fade et trop vériste. Je voudrait un théâtre plus corsé; celui des prestations de clowns par exemple, ou des jongleurs, ou bien de marionnettes. C’est à des transpositions de cette sorte que j’aspire, fortement abréviatrices de la vie quotidienne et le portant par là sur un plan véritablement théâtral. Un théâtre à très grosses ficelles.“
Il n’est nul doute pour moi que ce théâtre là, c’est Valère Novarina qui le réalise dans la langue.
Leopold von Verschuer