LA TRADUCTION SELON JEAN DUBUFFET


« Les clients des libraires attendent-ils comme moi qu’une œuvre les dépayse, culbute les cadres habituels de la sensibilité, entraîne la pensée à des positions toutes nouvelles ? »

(Jean Dubuffet)


Le travail d’un traducteur d’auteurs « impossibles » restera infini. Les miens sont ceux que j’ai voulu aussi, à tout prix, jouer dans ma langue maternelle : le suisse français Valère Novarina avec ses avalanches de néologismes, de grammaires reforgés, de figures à la renverse ; c’est lui qui m’a fait rencontrer l’uruguayen lisboète Álvaro García de Zúñiga avec son français « métèque », ses jonglages joyeuses de gaffes, sa virtuosité impertinemment fautive ; lequel m’a laissé découvrir le roumain juif apatride Ghérasim Luca avec ses empilement d’homonymes et ses mots valises. C’est à travers eux que j’ai connu les joies des limbes perpétuels du traducteur. Ou comment voulez-vous traduire en allemand : « La lumière nuit. » (Novarina) ? « Pressé, haut, mon cortex range mon. Orange. » (Zúñiga) ? « Évidemment / les vies demandent / l’évidement. » (Luca) ? Les quelques soixante brèves lignes de « Qui suis-je ? », pièce de Luca qui dure moins de cinq minutes, ont pris un été entier. Du premier mot de « L’Opérette imaginaire » de Novarina à la parution , trois ans se sont écoulés. Quand le livre est là vous l’ouvrez et vous découvrez : imprécisions, fautes de rythme, mots oubliés ; et puis ce reste d’intraduisible qui vous saute aux yeux les griffes sorties comme un chat que vous vouliez caresser pour surmonter votre conscience inquiète. Qu’est-ce qui encourage donc le traducteur, solitaire qu’il est, à relever un tel défi ?


Ce qui m’a le plus touché dans « Valère Novarina – théâtres du verbe » , recueil qui rassemble les réflexions de 35 auteurs et artistes, ce sont les lettres que Jean Dubuffet a adressées à la fin de sa vie à Novarina. Suivant ce fil j’ai découvert « Bâtons rompus » , un questionnaire fictif que Dubuffet a rédigé sur son travail de peintre. Il y rappelle qu’il avait donné le « nom d’art brut à tout l’ensemble des productions qui ne procèdent pas de l’art culturel », que ses travaux « ont été encouragés et stimulés par la prise de conscience que (...) par des voies toutes différentes de celles qu’emprunte l’art culturel, il est possible d’obtenir des moyens d’expression plus complets et plus féconds. » Ces entretiens se sont avérés à moi comme des lunettes pour une lecture renouvelée du théâtre de Valère Novarina et, à la suite, de Zúñiga et Ghérasim Luca. Comment se laisser stimuler, en tant que traducteur, par cette riche source de l’art brut (voire par exemple les écrits de Adolf Wölfli ) ? Demandez Jean Dubuffet :


Créativité du traducteur


« Bâtons rompus », réponse 22 : « C’est vrai que bien souvent c’est des ouvrages ratés, ou volontairement interrompus à un stade de leur exécution, qui m’ont ouvert les yeux sur des modes de figurations inédits que j’ai exploités ensuite délibérément. » Réponse 25 : « On appelle couramment bien dessiner le faire de manière à s’approcher avec exactitude d’une prise de vue photographique et c’est ce qui m’apparaît à moi mal dessiner, ou plutôt ne pas dessiner du tout (…) » etc. Je vous propose une relecture dans la perspective de traducteur et je lis : « On appelle couramment bien traduire le faire de manière à s’approcher avec exactitude d’une prise de vue linguistiquement précise et c’est ce qui m’apparaît à moi mal traduire, ou plutôt ne pas traduire du tout. A toute production d’art, si humble soit-elle (et laquelle serait plus humble que celle du traducteur !), on demande en tout cas qu’elle soit créative. Un relevé linguistiquement précis ne l’est aucunement. S’il faut employer la terminologie selon laquelle bien traduire serait reproduire littéralement la vision linguistique, je dirais alors que l’art de la traduction ne commence qu’à partir de mal traduire, que plus mal on traduit et plus on fait apport créatif. » Faut-il cet apport créatif là de la part du traducteur ? C’est à dire : oser mal traduire, oser le raté ! Je l’ai essayé et je vous jure : ça marche.


L’infini, le non-fini de la traduction


R. 55 : „Il se peut qu’en donnant à l’œuvre existence on en perde le meilleur. Elle devient alors le papillon épinglé, qui a cessé de voler, qui a cessé somme toute d‘être papillon. C’est sans doute dans ce sentiment que mes ouvrages me donnent plus de satisfaction quand ils ne sont pas terminés. J’aime à ce qu’ils aient une allure d’ouvrage interrompu, inachevé. C’est la condition pour qu’il me semblent vivants, qu’ils conservent, une fois faits, encore quelque chose du miroitement des œuvres pas encore faites.“ Il est donc juste de n‘avoir fini jamais, de rester avec l’épingle toujours élevée en l’air. J’ai pu m’en rendre compte lorsque me rendant à Brème pour une lecture d‘une traduction encore bien inachevée de « L’Origine rouge » j’appris avec horreur qu’il allait être décerné un prix de traducteur. Eh bien : je l’ai eu, ce prix, et je me suis décidé de l’accepter justement pour ce que ma traduction ne serait jamais finie.


Le traducteur, un imitateur ? ou même faussaire ?


Question 58 : « Quelle est votre réaction quand vous êtes confronté à des œuvres qui procèdent d’une imitation des vôtres ? » - Et la vôtre, Monsieur Novarina ? - Réponse : « Je ne peux m’empêcher de ressentir émotion à la vue d’un ouvrage qui manifeste que son auteur a aimé les miens. Il y a tous les degrés à l’imitation. » R. 59 : « Ils sont fonction des différents degrés dans l’assimilation qu’a faite l’imitateur des ressorts internes de l’œuvre imitée. Certains imitent la forme extérieure de l’œuvre, son aspect, au lieu que d’autres, qui l’ont pénétré d’avantage, empruntent ses motifs et ses visées, les positions d’esprit qui l’ont animée, pour en délivrer des développements dont l’aspect est finalement différent. C’est déjà mieux. » Q. 60 : « Il y a aussi le cas des purs et simples faussaires. » R. : « Je suis bien convaincu qu’il entre chez les faussaires une part émouvante de profonde adhésion aux œuvres imités. Peut-être sont-ils plus honnêtes en faisant attribution du fruit de leur travail à l’artiste qu’ils ont copié que ne l’est l’imitateur qui signe l’imitation de son propre nom. (...) » - Devrais-je signer désormais mes traductions du nom de Novarina ? - « (...) On peut dire à la fin que tout artiste est un faussaire, s’appliquant à faire ce qu’il imagine que ferait un merveilleux artiste qui demeurait à venir et qu’il incarne. » !!!


Mal écrire – mal traduire ?


R. 78 : « C’est le parti du mal-écrire qu’il faudrait résolument prendre, l’écrire « comme un cochon ». C’est là que s’ouvrirait tout un champ de trouvailles. » Il y a très certainement une vigoureuse part de « mal-écrire » dans l’œuvre de Valère Novarina comme de Zúñiga. Remarquez qu’aussi en tant que peintre Novarina a réalisé des tableaux qu’il a appelés « vilaines peintures ». Je les ai vus : c’est réussi, elle le sont ! Il faut donc faire face à la question : Comment bien traduire le « mal-écrire » ? Ne faut-il pas, par esprit de faussaire fidèle « mal traduire » ? Quand à la fidélité, terme qui heureusement n’apparaît que maintenant dans ce résonnement, qu’en dit l’auteur Novarina : « L’amour emporte sur la fidélité ! »


Pour un théâtre plus corsé


R. 101 : «  Le statut de spectacle m’apparaît commun au théâtre et à des peintures. Je n’ai pas en vue notre théâtre classique, qui me paraît fade et trop vériste. Je voudrait un théâtre plus corsé; celui des prestations de clowns par exemple, ou des jongleurs, ou bien de marionnettes. C’est à des transpositions de cette sorte que j’aspire, fortement abréviatrices de la vie quotidienne et le portant par là sur un plan véritablement théâtral. Un théâtre à très grosses ficelles. » Il n’est nul doute pour moi que ce théâtre là, ce sont mes trois auteurs qui le réalisent, dans la langue ! Et en faussaire amoureux je les réinvente en un allemand qui depuis suscite des cheveux dressés chez n’importe quel directeur de théâtre de langue allemande qui envisagerait de les faire monter. A moins d’avoir perdu sa toison à la lecture.



Léopold von Verschuer Paru dans MIMOS [1-2], Genève 2006