par Eric Pessan
J’ai rencontré Álvaro à Lisbonne, ce qui n’est pas original puisqu’il y habite. Ce qui l’est un peu plus lorsque j’ai découverts ses textes : écrits en français pour introduire un décalage avec sa langue maternelle : l’espagnol, et ne pas user de la langue environnante : le portugais. Textes destinés la plupart du temps à vivre en Allemagne.
Álvaro se tient tout entier dans cet écart, cette mise à distance, cette volonté d’user farouchement d’une langue qui soit étrangère, étrangère au sens étymologique du terme : étrange. Une langue devenue insolite, inhabituelle. Une langue qu’il faut considérer avec méfiance, qui n’est jamais aussi simple qu’elle semble l’être. Une langue décrassée de ses routines et de ses chemins habituels. Une langue en laquelle se creusent encore et encore des galeries qu’Álvaro explore patiemment, méticuleusement. Presque scientifiquement, j’ai envie d’ajouter, tellement l’écriture va jusqu’au bout de sa logique. Tellement l’éloignement en fait un objet de laboratoire. Álvaro écrit dans un français qui devient une matrice universelle, il accumules les néologismes, forge ses verbes, use de tournures d’autres langues pour mieux faire résonner le sens. Rien n’est évident, comprend-t-on à le lire, et le doute est délectable.
Ensuite, les textes d’Álvaro prennent corps, souvent, sur une scène. C’est normal, il faut un corps pour actionner une langue, il faut une bouche pour qu’elle trouve à nidifier, un estomac pour digérer le festin des mots. C’est du théâtre, peut-être. De la poésie, peut-être également. Peu importe, les textes d’Álvaro sont des paysages, au sens où le dramaturge Michel Vinaver fait la distinction entre les textes machines (qui présentent les rouages d’une histoire, avec action et dénouement) et les textes paysages (qui proposent une exploration d’un état, d’une situation, d’une langue). Atteignant la scène, les textes d’Álvaro la contaminent, l’acteur devient l’actueur, les mots sont sa cible ou son arme, puisque tout est à double tranchant dans cet univers. Comme l’humour, omniprésent, et la jubilation de la langue sont l’autre revers d’un certain désespoir véhiculé par l’absurde.
Eric Pessan
Eric Pessan est né en 1970 à Bordeaux, il vit dans le vignoble nantais. Il a dirigé la revue d’art et de littérature Eponyme (éditions Joca Seria), il écrit des romans L’effacement du monde, Chambre avec Gisant et Les géocroiseurs, éditions de La Différence, Une très très vilaine chose, éditions Robert Laffont, Cela n’arrivera jamais, Fiction & Cie, des textes en compagnie de plasticiens (Sage comme une image et Ne bouge pas poupée, en collaboration avec Françoise Pétrovitch. L’écorce et la chair, en collaboration avec Patricia Cartereau) ainsi que des fictions radiophoniques et du théâtre. Il anime des rencontres littéraires régulièrement.
Il a co-dirigé aux éditions Vent d’Ailleurs un ouvrage collectif : Il me sera difficile de venir te voir, correspondances littéraires sur les conséquences de la politique de l’immigration en France (à paraître en octobre 2008).